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Télérama : Dans les rapports de maîtres à disciples que vous traitez dans votre dernier livre, vous évoquez « l'éros réciproque » comme condition d'une transmission idéale. Qu'entendez-vous par là ?
George Steiner : Il s'agit d'un échange, d'une confiance réciproque, d'une osmose entre le maître et le disciple. La possibilité pour un être humain de transmettre à un autre une passion absolue, un espoir, voire une grande tristesse - car il y a aussi des maîtres de la tristesse -, reste miraculeuse. Le principe se comprend aisément pour les sciences qui utilisent des techniques objectives. Il est aussi à la mode aux Etats-Unis où se développe une véritable industrie de l'« écriture créatrice », qui consiste à enseigner comment écrire un roman ou des pièces de théâtre. Je reste un peu sceptique sur ces méthodes, bien que des écrivains remarquables soient sortis de ces écoles. En revanche, comment transmettre une philosophie, une vision esthétique ? C'est ce processus mystérieux que j'essaie de cerner. « Porter le courrier » est pour moi une image capitale. Je suis le messager des grands hommes qui écrivent et me disent : portez-le à une bonne adresse. La tâche est considérable : ne pas éparpiller, ne pas vulgariser, mais trouver le prochain disciple. Pouchkine remerciait ses traducteurs, ses éditeurs et ceux qui enseignaient ses textes. Mais c'est lui qui écrivait les lettres... Et nous, les professeurs, les éditeurs, les critiques, les rédacteurs, qui commentons la vie de la culture, nous ne sommes que des facteurs. Il ne faut jamais confondre les deux fonctions. Or, aujourd'hui, beaucoup de professeurs, de critiques ou de gourous de la psychanalyse, que Molière aurait pu balayer d'un éclat de rire, se prennent tellement au sérieux qu'ils utilisent les grands textes comme prétextes à leurs commentaires. C'est pour moi une obscénité. Le grand texte n'a vraiment pas besoin du petit monsieur que je suis, mais moi j'en ai un besoin total, désespéré.
Télérama : Pourtant certains textes disparaissent...
George Steiner : Il y a des vérités perdues à jamais. Selon les scientifiques, un problème non résolu aujourd'hui le sera demain, il y a un tapis roulant vers l'avenir, un contrat avec l'espoir. Ce n'est pas pareil pour la pensée philosophique ou la poésie. 95 % de la grande littérature grecque de la bibliothèque d'Alexandrie sont perdus à jamais. Dans l'incendie de la bibliothèque de Sarajevo, seize mille manuscrits incunables ont été détruits. On a failli perdre ce qu'a écrit Kafka, qui voulait brûler ses oeuvres. Nous n'avons de Gogol que le premier volume des Ames mortes, il a brûlé le second. On connaît le chef-d'oeuvre de Büchner, Woyzeck, mais ce qu'il a écrit sur le poète vénitien Arétin a été brûlé par sa fiancée, qui jugeait le texte scandaleux. Les huit volumes écrits à la main des journaux de Byron ont été brûlés par son éditeur victorien. Alors, parfois, on a froid dans le dos, on se dit qu'il faut se dépêcher. Trouver le collègue pour que la chaîne ne soit pas interrompue. Me hante la possibilité qu'avec la mort d'un maître, d'un professeur, d'un grand lecteur, qui n'a pas pu ou su transmettre, son savoir soit perdu à jamais. C'est un bonheur de trouver celui qui veut et peut prendre la relève...
Passionnante interview de Georges Steiner chez Télérama.
Commentaires :
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Lien croiséIokanaaN - Blog francophone d'un spectateur holistique. : "interview de Georges Steiner : Dans l'incendie de la bibliothèque de Sarajevo, seize mille manuscrits incunables ont été détruits. On a failli perdre ce qu'a écrit Kafka, qui voulait brûler ses oeuvres. Nous n'avons de Gogol que le premier volume des Ames mortes, il a brûlé le second. On connaît le chef-d'oeuvre de Büchner, Woyzeck, mais ce qu'il a écrit sur le poète vénitien Arétin "
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à 01:20