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Double je
PAR SÉBASTIEN LE FOL
25 février 2006
L'auteur des «Vestiges du jour» publie un roman dérangeant, où il est question du clonage. Il a reçu «Le Fig Mag» dans sa tanière londonienne.
Déjà considéré comme un classique de la littérature, l'énigmatique Kazuo Ishiguro est également un scénariste prisé. On lui doit notamment le scénario de «The Saddest Music in The World», de Guy Maddin, avec Isabella Rossellini. Pour les critiques littéraires anglo-saxons, cela ne fait aucun doute : on lira encore les livres de Kazuo Ishiguro dans un siècle. En Grande-Bretagne, l'écrivain fait déjà figure de classique. On le place au niveau d'une Jane Austen ou d'un Henry James. Traduite dans une trentaine de pays, l'oeuvre d'Ishiguro incarne la quintessence de la culture anglaise. Le cinéma y a beaucoup contribué. Son nom reste associé aux Vestiges du jour, le film de James Ivory adapté de son roman élu Booker Prize en 1989 - il a depuis écrit un autre scénario pour le réalisateur américain, The White Countess, qui sort sur les écrans britanniques le 31 mars. On se souvient d'Anthony Hopkins dans le rôle de Stevens, le butler rigide, et d'Emma Thompson dans celui de Miss Kenton.
Pourtant, la star de la littérature british est née en 1954... à Nagasaki, au Japon, et il n'est passé ni par Oxford ni par Cambridge. «Je suis arrivé en Angleterre en 1960, se souvient l'écrivain. Mon père, océanographe, avait été recruté par le gouvernement britannique. Notre séjour devait être de courte durée. Finalement, nous sommes restés.» Kazuo Ishiguro est devenu citoyen de Sa Très Gracieuse Majesté en 1983. Cela fait-il pour autant de lui un écrivain typically british ?
«Je suis un écrivain britannique japonais, plutôt qu'un écrivain britannique anglais», répète-t-il souvent dans ses interviews. Cette double culture, ce «double je», pour ainsi dire, sont présents aussi bien dans sa manière de vivre que dans son oeuvre - lire pour s'en convaincre ses deux premiers romans, Un artiste du monde flottant et Lumière pâle sur les collines.
Kazuo Ishiguro reçoit à Golders Green, un quartier huppé du nord de Londres, dans une belle maison bien rangée qui respire le calme et la sérénité. La décoration, sobre, est constituée de meubles aux lignes épurées, de tables basses et de fauteuils relaxants. La demi-douzaine de guitares disséminées dans les pièces du rez-de-chaussée perturbe à peine la tranquille harmonie des lieux. Des livres ? Evidemment. Mais pas tant que ça. Dostoïevski, surtout. Un exemplaire de l'Idiot très écorné.
L'entretien se déroule dans un petit salon tapissé de DVD - plusieurs centaines au total, anglais, américains, japonais et même français, le Cercle rouge, Quai des brumes, Indochine notamment - au milieu duquel trône un home cinéma dernier cri. Tout de noir vêtu, pantoufles aux pieds, l'écrivain oscille entre flegme et impassibilité. Il entrebâille seulement la porte de son intimité. «Tous les matins, je lis le Herald Tribune sur mon vélo d'appartement. Puis, quand j'ai un roman en cours, je travaille toute la journée jusqu'à six heures du soir.»
Il parle doucement en pesant ses mots, laisse de temps en temps échapper un rire bref. Il n'affirme jamais vraiment les choses, il les suggère. Un mot, glissé l'air de rien au milieu d'une phrase, peut s'avérer lourd de sens.
C'est cela, le style Ishiguro. Tout a l'air limpide et calme en surface, mais en dessous se cache un univers bien plus trouble. Auprès de moi toujours, que les lecteurs français découvriront le 2 mars, témoigne mieux encore que ses précédents ouvrages - à l'exception de l'Inconsolé - de cet art du faux-semblant. Ce roman est le plus dérangeant, le plus kafkaïen qu'ait jamais écrit Kazuo Ishiguro. Disons-le tout net : c'est une manière de chef-d'oeuvre.
«Je m'appelle Kathy H. J'ai trente et un ans, et je suis accompagnante depuis maintenant plus de onze ans.» Ainsi débute la confession de la narratrice d'Auprès de moi toujours. Jadis, Kathy H. a fréquenté une école dans la campagne anglaise : Hailsham. Un établissement d'élite pour élèves surdoués, pense-t-on de prime abord. Kathy H. se souvient de sa copine Ruth et de son copain Tommy, des blagues de dortoirs et des heures de cours. Tout semble banal dans cette histoire. Mais peu à peu, des détails troublants s'immiscent dans le récit. A intervalles réguliers, une mystérieuse visiteuse vient chercher les oeuvres réalisées par les pensionnaires d'Hailsham. Les professeurs se mettent à tenir d'étranges discours truffés de mots énigmatiques : «donneurs», «êtres à part», «top secret»... «clones».
Il écrit ses premiers chapitres en dernier
«Kathy, la narratrice, m'est apparue en 1990, explique Kazuo Ishiguro. Au départ, j'envisageais d'écrire un livre sur un groupe de jeunes baignant dans une atmosphère seventies qui se serait appelé The Students Novel. Une fatalité étrange devait planer au-dessus de leurs têtes, mais je ne voyais pas très bien laquelle. J'avais bien songé à la menace nucléaire, dont on parlait déjà beaucoup à l'époque. Mais la clé de mon histoire ne m'apparaissait pas encore nettement. Elle m'est venue dix ans plus tard.»
On ne révélera pas ici le secret de Kathy H. et de ses petits camarades. Nos lecteurs nous en tiendraient rigueur. Mais ils ne manqueront pas d'être surpris en le découvrant. Kazuo Ishiguro réussit une nouvelle fois à nous envoûter. L'effet qu'il produit tient moins à l'intrigue d'Auprès de moi toujours qu'à sa construction, plus diabolique que jamais. Dans ses deux romans les plus célèbres, le narrateur s'exprimait déjà à la première personne : le butler Stevens des Vestiges du jour et le détective Christopher Clarke de Quand nous étions orphelins. Ces personnages replongeaient dans leur passé à la recherche d'une clé qui pourrait déverrouiller leur existence. Si celle-ci se dérobait à eux, elle n'échappait pas au lecteur. Dans Auprès de moi toujours, la clé échappe à l'un et à l'autre. «Pour moi, le choix du narrateur est primordial. Il conditionne tout. Quand je me lance dans un roman, je n'ai ni la première phrase ni le premier chapitre en tête. Cela m'importe peu. Je les écris d'ailleurs souvent en dernier. Le plus important, c'est de savoir ce que je veux dire et surtout qui va le dire.»
Comme son ami Jonathan Coe, l'écrivain apporte un grand soin à la construction de ses livres. Les cours de creative writing d'Angela Carter - l'auteur du Théâtre des perceptions -, qu'il a suivis à la fin de ses études, lui ont beaucoup apporté. Sa femme reste sa première lectrice. «Mes éditeurs sont beaucoup moins critiques que ma femme, confesse-t-il. Je les encourage à être plus sévères et plus francs avec moi. Mais c'est très difficile à obtenir quand vous avez une certaine réputation. L'un de mes éditeurs actuels à étudié les Vestiges du jour en terminale. Comment voulez-vous, dans ces conditions, qu'il me demande de retravailler un passage ? Alors, je fais ce que ma femme me dit de faire ! »
Justement, Madame Ishiguro apparaît dans l'encadrement de la porte. Il est temps de prendre congé.
Auprès de moi toujours, traduit de l'anglais par Anne Rabinovitch, Editions des Deux Terres, 441 p., 22 €. A paraître le 2 mars.